jeudi 4 octobre 2018

Data loss [11]


ambiance
(…)

Je cherche un sens dans ce que je déchire. Ma vie ressemble à celle des autres. Les collègues ânonnent des phrases toute faites style: « Personne n'est irremplaçable. ». Ce genre de trucs absolument implacable. Pathétique. Ils tentent de te les bourrer dans le crâne leurs dictons, leurs proverbes débiles. De te les injecter en sous-cutanée. En puce RFID. Parce qu’ils sont des rouages, ils transposent. La même journée se répète depuis toujours. Vie de merde.
Ils ont peur des mauvais résultats de l’entreprise car leur vie en dépend. Ils se sentent directement concernés par une vente de quelques mètres de tuyaux. Ils vivent pour la santé de l’entreprise car c’est de leur santé qu’il s’agit. C’est comme ça, c’est la vie. C’est pas facile tous les jours mais on tape dans la butte. On retrousse ses manches et on enchaîne encore et encore les proverbes foireux.
Je passe 42 heures de ma vie chaque semaine avec des gens comme ça. A un moment donné, c’était sûr que ça allait péter.

«  Continuez. »
J’en ai marre, grave marre.
Depuis que je bosse, on m’a toujours répété : ne pose pas de questions. Reste factuel. Non, je ne sais pas pourquoi il faut faire comme ça mais c’est comme ça. Pas d’émotions. Ça ne sert à rien de se poser des questions. On n’est pas là pour ça. Reste factuel. Troupeau, troupeau, troupeau. Bêle, bêle, bêle. Chercher à comprendre, c’est déjà commencer à désobéir.
Ne te fais pas remarquer.
On ne te demande pas d’être humain.
On s’en torche même de ton humanité.
Tu n’es pas là pour ça.
Tu n’es pas là pour être gentil.
Et moi en fait, je n’aime pas ce rôle. Je déteste tous ces moutons, ces larbins. Savoir que j’ai réussi à me satisfaire de ce monde-là, ça fait de moi un collabo.

« Bien. On va s’arrêter là pour aujourd’hui. Oui, le temps imparti pour une consultation est écoulé. C’est fini pour aujourd’hui. Non, c’est normal, ne vous inquiétez pas, petit syndrome sous-jacent. Les médicaments vont vous soulager. Voici votre ordonnance. Soixante Creds. Non, vous réglerez auprès de ma secrétaire. Oui, à l’entrée »

Le psy s’était écarté de son bureau.
« Non, vous n’aurez pas d’arrêt de travail, les consignes que j’ai reçues n’allaient pas dans ce sens. Vous devez rester actif. Voilà, je pense que vous n’avez pas de questions. Dans le cas contraire et pour tout renseignement complémentaire, un conseiller se tient à votre disposition au prix d’un appel local à ce numéro.»

E-coeu-ré. Champs de soleils morts. Ce psy n’était pas humain. C’était une de ces saloperies censées nous formater. J’étais classé en individu à risque mais je n’avais même pas droit à un petit arrêt. Je n’ai rien dit. Ils voulaient me garder sous leur coupe. Je peux continuer comme ça : faire semblant d’accepter l’inacceptable, watch tv & drink your beer, faire semblant de me faire formater avec plaisir, amener des croissants le matin ou des bonbons l’après-midi, prendre l’air grave si LE problème survient. Je peux continuer comme ça à me sentir bien et détendu et tranquille à 15,6 unités d’alcool. Il existe une large palette de traitements spécifiques et adaptés à chaque cas. Ils me tracent. Vous êtes mauvais. Ils m’ont fait. Vos retards quotidiens n’arrangent rien. Ils m’ont fabriqué, formaté. Conditionné. Avec des réflexes. Des réponses précises à tout un champ de stimuli. On vous a à l’œil. Ils m’ont destiné à une carrière. A un rôle.

Je me suis levé et il m’a raccompagné jusqu’à la porte, m’a tendu la main avec un petit sourire juste ce qu’il faut et :
« Nous nous reverrons la semaine prochaine. Continuez, vous êtes sur la bonne voie. »

(…)