(…)
Je cherche un sens dans ce que je déchire. Ma vie
ressemble à celle des autres. Les collègues ânonnent des phrases toute faites style:
« Personne n'est irremplaçable. ». Ce genre de trucs absolument
implacable. Pathétique.
Ils tentent de te les bourrer dans le crâne leurs dictons, leurs proverbes
débiles. De te les injecter en sous-cutanée. En puce RFID. Parce
qu’ils sont des rouages, ils transposent. La même journée se répète depuis
toujours. Vie de merde.
Ils
ont peur des mauvais résultats de l’entreprise car leur vie en dépend. Ils se
sentent directement concernés par une vente de quelques mètres de tuyaux. Ils
vivent pour la santé de l’entreprise car c’est de leur santé qu’il s’agit.
C’est comme ça, c’est la vie. C’est pas facile tous les jours mais on tape dans
la butte. On retrousse ses manches et on enchaîne encore et encore les
proverbes foireux.
Je
passe 42 heures de ma vie chaque semaine avec des gens comme ça. A un moment
donné, c’était sûr que ça allait péter.
«
Continuez. »
J’en
ai marre, grave marre.
Depuis que je bosse, on m’a toujours répété : ne pose pas de
questions. Reste factuel. Non, je ne sais pas
pourquoi il faut faire comme ça mais c’est comme ça. Pas
d’émotions. Ça ne sert à rien de se poser des questions. On
n’est pas là pour ça. Reste factuel. Troupeau, troupeau, troupeau. Bêle, bêle,
bêle. Chercher à comprendre, c’est déjà commencer à désobéir.
Ne te fais pas remarquer.
On
ne te demande pas d’être humain.
On
s’en torche même de ton humanité.
Tu
n’es pas là pour ça.
Tu
n’es pas là pour être gentil.
Et moi en fait, je n’aime pas ce rôle. Je déteste tous ces moutons, ces larbins. Savoir
que j’ai réussi à me satisfaire de ce monde-là, ça fait de moi un collabo.
« Bien.
On va s’arrêter là pour aujourd’hui. Oui, le temps imparti pour une
consultation est écoulé. C’est fini pour aujourd’hui. Non, c’est normal, ne
vous inquiétez pas, petit syndrome sous-jacent. Les médicaments vont vous soulager. Voici votre ordonnance. Soixante
Creds. Non, vous réglerez auprès de ma secrétaire. Oui, à l’entrée »
Le psy s’était écarté de son bureau.
« Non, vous
n’aurez pas d’arrêt de travail, les consignes que j’ai reçues n’allaient pas
dans ce sens. Vous devez rester actif. Voilà, je pense que vous n’avez pas de
questions. Dans le cas contraire et pour tout renseignement complémentaire, un
conseiller se tient à votre disposition au prix d’un appel local à ce numéro.»
E-coeu-ré. Champs
de soleils morts.
Ce psy n’était pas humain. C’était une de ces saloperies censées nous formater.
J’étais classé en individu à risque mais je n’avais même pas droit à un petit
arrêt. Je n’ai rien dit. Ils voulaient me garder sous leur coupe. Je peux continuer comme ça : faire semblant d’accepter
l’inacceptable, watch tv & drink your
beer, faire semblant de me faire formater avec plaisir, amener des
croissants le matin ou des bonbons l’après-midi, prendre l’air grave si LE
problème survient. Je peux continuer comme ça à me sentir bien et détendu
et tranquille à 15,6 unités d’alcool. Il existe une large palette de
traitements spécifiques et adaptés à chaque cas. Ils me tracent. Vous êtes
mauvais. Ils m’ont fait. Vos retards quotidiens n’arrangent rien. Ils m’ont
fabriqué, formaté. Conditionné. Avec des réflexes. Des réponses précises à tout
un champ de stimuli. On vous a à l’œil. Ils m’ont destiné à une carrière. A un
rôle.
Je me suis
levé et il m’a raccompagné jusqu’à la porte, m’a tendu la main avec un petit
sourire juste ce qu’il faut et :
« Nous
nous reverrons la semaine prochaine. Continuez, vous êtes sur la bonne
voie. »
(…)