Ça faisait un petit moment que je
n’écoutais plus personne à table, que je ne parlais plus à personne au-dessus
des bières. Les potes étaient tous là avec leur meuf, et les copines étaient
toutes là avec leur mec. Moi, j’étais en train de bloquer sur les résidus de
mousse blanche dans ma pinte à moitié vide, perdu dans mes pensées tout seul au
milieu de la foule bruyante et des rires dans la multitude enfumée. Je ne
savais plus vers qui me tourner, je ne savais plus quoi dire. Comme dépossédé
de tout, éloigné et abasourdi, observant et étourdi, à la fois par le bruit des
voix, des verres, de la musique et des vies autour.
Je n’aurais peut-être pas dû la
larguer à l’époque. J’éprouvais des sortes de regrets pas clairs. C’était
surtout que je m’emmerdais dans ce bar, j’avais pas envie de parler, pas envie
de me taper les discussions pêle-mêle habituelles. Je n’arrivais même pas à
m’intéresser à ce que disaient les autres. D’un coup, d’être avec les potes à
brasser du vide, des conneries, du goudron et de l’alcool, j’ai eu un
trop-plein. Je suis parti d’un coup,
lorque les autres ont tourné la tête, occupé par quelqu’un qu’ils connaissaient
qui passait ou je ne sais plus trop, bref, j’en ai profité à ce moment-là pour
m’échapper à travers le brouhaha, filer discret, à l’anglaise. Je voulais
rentrer pour réfléchir, pour me souvenir et rêver, faire le point. Je voulais
maintenant être seul dans le silence, avec Milaï dans les étoiles.
J’étais pas super à l’aise dans
la rue – complètement parano oui ! Les gens me regardaient et j’évitais
leurs yeux tête baissée, à grandes enjambées rapides sur les trottoirs
mouillés, en gardant serré dans la main au fond de ma poche l’invitation
qu’elle m’avait donnée. C’était comme une sorte de rêve éveillé, lucide,
extralucide, un truc que j’avais déjà pensé, déjà vu dans une hallucination
prémonitoire. J’étais déjà venu ici. C’était un pronostic qui se confirmait
avec ce carton plié en deux qui portait son nom et le mot Vernissage. Je suis
allé me réfugier dans mon eidétique à l’abri de la tension extérieure.
J’ai roulé un joint.
*
* *
Je m’étais sûrement endormi à un
moment.
« Le Vent-Serpent »,
c’est ainsi que j’avais voulu intituler mon roman à l’époque, celui que j’avais
commencé plus de trois ans auparavant – quand j’étais encore avec Elle. J’avais
d’abord démarré en me prenant la tête sur le titre, sur les deux trois phrases
déjà pondues, par souci de clarté, de perfection mal placée, et la peur de
rater, le manque de confiance et les essais se sont espacés, plus d’idées. Au
final ça m’a fait quelques feuilles grisées laissées tombées. Ce n’était pas si
grave que ça après tout, les fêtes et la life continuaient.
Les temps des premiers
découragements disparaissaient aux bruits des verres sur les tables et des
rires, des rires au fin fond du grondement indistinct des voix dans les bars, ouais,
dans le délire, tout s’évanouissait. Forcément quoi. Tu vois, les premières
questions, les pages blanches et tout, c’était plus là et c’était bien mieux
comme ça. En vrai, je me flagellais en buvant verre sur verre : l’incapable
d’écrire un texte, ce n’était plus grave du tout dans la nuit.
Alors peu à peu, des parenthèses
se sont dessinées et j’oubliais pendant une soirée puis une autre et puis
pendant plusieurs jours et dans le tourbillon des plaisirs et des jours,
l’infoutu je l’enterrais, je l’oubliais cet être velléitaire et repoussant, ce
cauchemar sans talent. Tout cela n’était que diversion à la remise en question permanente, paranoïa et
nuits blanches suggérée par l’écart manifeste –
et qui continuait de se creuser –
entre ma vie rêvée et celle contre laquelle je butais en écrivant de
mauvaises lignes aussi incongrues que sans suite.
Je me rappelais maintenant devant
mes livres mes doutes enfouis, alors que j’avais passé mon temps à tenter de
les oublier et, je pensais, miséreux, tout haut debout, les yeux écarquillés,
que je ne savais toujours pas si j’étais un écrivain. Je ne posais pas la bonne
question. J’étais sur le mauvais chemin.
J’étais surtout un wanna-be embrellé
dans des considérations métaphysiques. Un fumeur velléitaire. Un doux rêveur. Un
littéraire sûrement. Mais pas dans le bon sens. Un rêveur. Un type qui rêve sa
vie au lieu de la tenter. Un fumeur. A qui était la faute ? Au shit ?
A moi ? A mes motivations pour écrire ? Qu’est-ce que je voulais ?
Une vie peinarde chez moi à fumer tranquille et écrire, et être payé pour ça ?
Ouais, carrément, je signe pour le rêve.
En réalité, j’étais un fumeur qui
se souciait d’acheter suffisamment de shit pour ne pas être en carence.
Bon, j’allais à la fac aussi.
Quand même.
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