Ma vie ressemble à celle des autres, une logistique de
tickets de caisses, de factures et de salaire à la petite semaine. Au début, ça
a marché. J’ai reçu mon premier bulletin de paie. Je ne me suis pas posé de
questions. Je savais que je ne devais pas me poser de questions. J’ai reçu mon
second bulletin de paie. Je savais que je devais rester débranché. J’ai reçu
mon troisième bulletin de salaire. Ad libitum. Avec une bonne caisse le
week-end, ça passait presque tout seul. J’ai reçu le quatrième, le cinquième et
le sixième bulletin de paie. C’était le deal : m’aliéner un peu pour me
mettre bien. Ça passait vite. J’ai touché le fameux treizième mois. Les primes
d’intéressement. Je faisais semblant de trouver un intérêt à mon boulot. Jouer le jeu.
J’ai presque pu
m’imaginer heureux. Un an. J’ai presque cru imaginer ne manquer de rien. J’ai
pu imaginer les conditions du bonheur. Le CE proposait plein de réductions sur
les voyages (avec départ en car de l’entreprise), les places de ciné, de kart
et des bons de réductions en thalasso, dans les Pyrénées ou en Espagne. Suivez vos
inspirations.
Ma vie ressemble à celle des autres. Ad libitum aeternam. On
fait tous le trottoir pour éviter de crever la dalle. Après, tu habilles le
trottoir comme tu peux, en cabine de poids lourd, en bureau, en openspace, en
salle de classe. Je ne sais pas si c’est le bon choix. Tu vois combien de mecs
te dire, je voulais être photographe, j’aurais pu être écrivain, je devais être
musicien. Les types se sont résignés depuis longtemps. Il y a un temps pour tout.
Non, je ne sais jamais si c’est le bon choix. Tu te paies un
frigo, tu le remplis, tu le vides jour après jour. Tu essaies de tenir la
longueur. Entre deux, tu pars un peu en vacances. Tu achètes des trucs. Un
sèche-linge. Un scooter. Des jeux. D’autres choses ; tu te fais plaisir. Ta vie ressemble à celle
des autres.
Je n'ai rien fait de notable aujourd'hui. Je viens
plus ou moins de rentrer. J’ai déjà vécu cette situation. Il
est 18h20 ou 22h00. Je bois une bière alcoolisée même si je n’ai pas le droit.
Je fume du zyklon B dans les clopes légales. Fumer provoque des crises cardiaques. Mon cerveau je l'ai aliéné
volontairement dans la monotâche. Je gagne ma vie dans une société, un système
que j'abhorre. J'ai l'impression de m'éparpiller. De me perdre. De perdre mes
fondations. De me dissoudre. Le cul entre deux chaises.
Le réel se fissure. Vous êtes dans un espace sous surveillance
vidéo.
Je
ne sais plus qui je suis. D'où je viens. Où je vais. J’ai déjà ressenti ça. La
flippe. La perdition. Une lente désagrégation des fondamentaux. Un firewall
explosé.
Deux fois déjà je me suis retrouvé devant les armées
de personnels en blanc. Avec leurs prises de sang, leurs analyses d’urine et
leurs questions de flics. Ils te proposent d’interminables listes d’inhibiteurs d’IMAO,
d’anxiolytiques, de somnifères, d’hypnotiques, d’antidépresseurs, de
neuroleptiques voire même la petite séance d’électrochocs pour te purifier. Tu
acceptes un petit traitement pour qu’ils te foutent la paix. Mais en
arrière-plan, tu rêves de t’évanouir. De les oublier. Qu’ils t’oublient.
(…)
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