samedi 25 mars 2017

D’un flash (2) - [Archives de la base]




Ça faisait un petit moment que je n’écoutais plus personne à table, que je ne parlais plus à personne au-dessus des bières. Les potes étaient tous là avec leur meuf, et les copines étaient toutes là avec leur mec. Moi, j’étais en train de bloquer sur les résidus de mousse blanche dans ma pinte à moitié vide, perdu dans mes pensées tout seul au milieu de la foule bruyante et des rires dans la multitude enfumée. Je ne savais plus vers qui me tourner, je ne savais plus quoi dire. Comme dépossédé de tout, éloigné et abasourdi, observant et étourdi, à la fois par le bruit des voix, des verres, de la musique et des vies autour.
Je n’aurais peut-être pas dû la larguer à l’époque. J’éprouvais des sortes de regrets pas clairs. C’était surtout que je m’emmerdais dans ce bar, j’avais pas envie de parler, pas envie de me taper les discussions pêle-mêle habituelles. Je n’arrivais même pas à m’intéresser à ce que disaient les autres. D’un coup, d’être avec les potes à brasser du vide, des conneries, du goudron et de l’alcool, j’ai eu un trop-plein. Je suis  parti d’un coup, lorque les autres ont tourné la tête, occupé par quelqu’un qu’ils connaissaient qui passait ou je ne sais plus trop, bref, j’en ai profité à ce moment-là pour m’échapper à travers le brouhaha, filer discret, à l’anglaise. Je voulais rentrer pour réfléchir, pour me souvenir et rêver, faire le point. Je voulais maintenant être seul dans le silence, avec Milaï dans les étoiles.
J’étais pas super à l’aise dans la rue – complètement parano oui ! Les gens me regardaient et j’évitais leurs yeux tête baissée, à grandes enjambées rapides sur les trottoirs mouillés, en gardant serré dans la main au fond de ma poche l’invitation qu’elle m’avait donnée. C’était comme une sorte de rêve éveillé, lucide, extralucide, un truc que j’avais déjà pensé, déjà vu dans une hallucination prémonitoire. J’étais déjà venu ici. C’était un pronostic qui se confirmait avec ce carton plié en deux qui portait son nom et le mot Vernissage. Je suis allé me réfugier dans mon eidétique à l’abri de la tension extérieure.
J’ai roulé un joint.

*
*          *

Je m’étais sûrement endormi à un moment.
« Le Vent-Serpent », c’est ainsi que j’avais voulu intituler mon roman à l’époque, celui que j’avais commencé plus de trois ans auparavant – quand j’étais encore avec Elle. J’avais d’abord démarré en me prenant la tête sur le titre, sur les deux trois phrases déjà pondues, par souci de clarté, de perfection mal placée, et la peur de rater, le manque de confiance et les essais se sont espacés, plus d’idées. Au final ça m’a fait quelques feuilles grisées laissées tombées. Ce n’était pas si grave que ça après tout, les fêtes et la life continuaient.
Les temps des premiers découragements disparaissaient aux bruits des verres sur les tables et des rires, des rires au fin fond du grondement indistinct des voix dans les bars, ouais, dans le délire, tout s’évanouissait. Forcément quoi. Tu vois, les premières questions, les pages blanches et tout, c’était plus là et c’était bien mieux comme ça. En vrai, je me flagellais en buvant verre sur verre : l’incapable d’écrire un texte, ce n’était plus grave du tout dans la nuit.
Alors peu à peu, des parenthèses se sont dessinées et j’oubliais pendant une soirée puis une autre et puis pendant plusieurs jours et dans le tourbillon des plaisirs et des jours, l’infoutu je l’enterrais, je l’oubliais cet être velléitaire et repoussant, ce cauchemar sans talent. Tout cela n’était que diversion à la  remise en question permanente, paranoïa et nuits blanches suggérée par l’écart manifeste –  et qui continuait de se creuser –  entre ma vie rêvée et celle contre laquelle je butais en écrivant de mauvaises lignes aussi incongrues que sans suite.
Je me rappelais maintenant devant mes livres mes doutes enfouis, alors que j’avais passé mon temps à tenter de les oublier et, je pensais, miséreux, tout haut debout, les yeux écarquillés, que je ne savais toujours pas si j’étais un écrivain. Je ne posais pas la bonne question. J’étais sur le mauvais chemin.
J’étais surtout un wanna-be embrellé dans des considérations métaphysiques. Un fumeur velléitaire. Un doux rêveur. Un littéraire sûrement. Mais pas dans le bon sens. Un rêveur. Un type qui rêve sa vie au lieu de la tenter. Un fumeur. A qui était la faute ? Au shit ? A moi ? A mes motivations pour écrire ? Qu’est-ce que je voulais ? Une vie peinarde chez moi à fumer tranquille et écrire, et être payé pour ça ? Ouais, carrément, je signe pour le rêve.
En réalité, j’étais un fumeur qui se souciait d’acheter suffisamment de shit pour ne pas être en carence.
Bon, j’allais à la fac aussi.
Quand même.

Matrix City Blues (3)

(...)


J’en buvais un énième on the rocks en écoutant des extraits, des trailers avec ta voix en off chargée de goudron et de sexe. Volup-tueuse. Ex-tactique. Veuve noire du marasme post-coït. Des violons cisaillent l’atmosphère ternaire comme en tenaille dans un film d’Hitchcock. Asphyxie blues. Microparticules morbides. You didn't want me no more.  Tu es unique et imparfaite, je vis au passé. Asphyxie blues.
Poésie noire sous trip. Dark horns subliminaux. Je te sens, drone invisible, encore sur mes lèvres, ton sur ton. Toi sur toi. Et moi retourné au fond de mon verre dégueulasse de whisky. Je te sens dans les ampoules des spots qui pètent une à une. Ta présence électrique, maléfique, tectonique. Au bar je vois au bout, au bout de tentacules anonymes des baguettes d’achillée qui martèlent le zinc, trouent en trombe le plafond d’un rêve éveillé et d’antiques visions fugitives qui t’enivrent à l’extrême. Dé-corporation dans le collapsar, je suis ici et ailleurs. Dans un coin derrière des têtes, je vois issue de secours.
https://www.youtube.com/playlist?list=PLTLWlUmI9rlVi8XWWNGBsSgh2Bsswpi7t
Tu m'as laissé en mélange brouillon. Il pleut. Il pleut toujours et indéfiniment ici. Je barbouille au posca les mêmes souvenirs bloqués sur les murs glissants. Les glycines piquantes au bord des palimpsestes noircis. Les lettres se superposent. Les/tes paroles que j'entends toujours.  Rayons X. Les yeux fermés, ton visage est toujours là. Connecté. Mais je te cherche en physique, partout, à la lueur engloutie du whisky. En mineur dans la tourbe. Sans glace. Sec. Dur. Affolé.
J’entends ta voix déformée sortir des enceintes, des grincements ponctuant chacun des soupirs sortant de l’autoradio synaptique. Les voix du passé encombrent les programmations de l’hôpital. Je ne sais pas ce que je dis. Ce que je pense. Tout s’enchaîne en flux total. 
Taffe.
Taffe.
Je vis hier. A l'épuisement. Le piano hypnotique. Les sépias paralysés d’un paysage psychotrope désormais vide. Do mi sol la. Mineur. Je me souviens tout, tout, tout. Je bois un énième verre sans parvenir à décoller.
Le public applaudit et crie et siffle.
Je bois une bonne vieille et longue gorgée.
La batterie au pas avec un charley léger, et régulier. Une autre gorgée chaude. Yamazaki, Bourbon Barrel. Revenir ici, c’est marcher dans un cimetière profané, béant et des feux follets qui te brûlent la peau à vif. Je reviens néanmoins chaque soir, je visionne les mêmes bandes passées, ici, au centre du vortex, au plus près de nous, au plus près de toi. Comme si tu pouvais réapparaître. Apoplexie blues. A call girl will kill you in a darkened room.
Hypnose. Lap-dance. Un piercing brillant fiché dans son nombril, elle ondule face à moi. Tu ondules devant moi. Tes ongles noirs arachnéens devant ton visage de poupée maquillé en femme fatale gloss et pin-up. Tu ondules sur la barre. Ton ventre à peau douce sous les spots rouges et bleus, ton ventre serpent, tu te déhanches. Poncif blues fin fond bar enfumé souvenirs de toi.
Dans le film commun du poncif bluesy où je marche le soir, le soir sur le trottoir du fond du bar, tu es devant moi et je vais et je viens, de te rencontrer. La nuit est à nous. Devant nous. Et cætera. But she's out of reach. L’écran enchaîne les noir et blanc figés d'un autre temps. Ce rade est mon trou. Dans l’air épais de la ville, j’ai découvert en vrille l’envers de tes paupières — riff de blues, guitares bleues derrière les fumigènes-électrophone.
Je ne fais plus rien d’autre, comme un aimant, amant d'une épitaphe invisible en boucle, en mode revenant dans le Styx trouble de la nuit. Des voix racontent entre deux croches des histoires de jolies pépés possédées qui possèdent. Mal occio. Tu ondules le long de la barre. Tu ondules devant moi, rien que pour moi.
Cette vie est la plus bizarre que j’aie jamais eue à vivre, terré là entre les voix, la musique, la fumée, les rires des filles dans les toilettes des filles. Le concert va reprendre dans quelques instants.

(...)